Compte-rendu de la séance du séminaire de l’axe C du 29 mars 2024
Intervenant : Romain Guicharrousse. Répondante : Madalina Dana
par Alexandre Boizumault et Antoine Mertz (M1 Mondes Anciens, ENS de Lyon)
Romain Guicharrousse est maître de conférences en Histoire grecque à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Après une thèse dirigée par Violaine Sebillotte et Vincent Azoulay intitulée « Tὸ κοινὸν τῶν οἰκούντων. Les étrangers au sein de la communauté athénienne (Ve-IIIe s. av. n. è.) » en partenariat avec l’Ecole française d’Athènes, il se consacre à l’anthropologie historique appliquée aux cités grecques afin de recentrer le regard du chercheur sur le vécu de groupes sociaux minoritaires, en particulier les métèques. Il applique ainsi une méthode anthropologique et sociologique pour tenter d’approcher les concepts « d’infra-civisme », de statut et d’intégration des étrangers dans la communauté et dans l’espace de la cité athénienne du Ve au IIIe siècle av. n. è. On lui doit, récemment, un ouvrage sur la question, Athènes en partage. Les étrangers au sein de la cité (Ve-IIIe siècles avant notre ère), publié aux éditions de la Sorbonne en 2023.
I. Penser l’étranger dans l’Athènes du Ve au IIIe siècles av. J.-C.
A. “Avec ma gueule de métèque” : les mots pour désigner l’étranger
Dans un premier temps, Romain Guicharrousse a souhaité poser les jalons de son propos. En effet, il a souhaité, en s’inspirant de la formule de Georges Moustaki, faire comprendre les différentes manières de désigner les étrangers à Athènes et ce, en différenciant les noms exonymes et endonymes dans les sources épigraphiques ou chez les orateurs attiques ou dans les écrits philosophiques.
M. Guicharrousse a énuméré, textes à l’appui, les différents usages en tenant compte du critère diachronique des dénominations des étrangers à Athènes. Ainsi, si le ξένος (xénos) avait pour définition l’hôte, les citoyens athéniens utilisaient ce terme dès le Ve siècle av. J.-C. pour désigner un allié étranger à la cité athénienne. L’autre terme le plus fréquemment employé par les Athéniens est celui de μέτοικος (métoikos), qui désigne, avec un texte d’Aristophane de Byzance à l’appui, un étranger qui « acquitte une taxe » et qui « vit dans la cité », et ce, entre le IVe et le IIIe siècles av. J.-C. Cependant, le chercheur attire l’attention sur le fait que ces termes sont assignés aux étrangers de la cité par les citoyens et qu’ils ne sont pas utilisés par les étrangers pour se désigner eux-mêmes. Pour cela, les étrangers préfèrent revendiquer une dénomination telle que πάροικος (paroikos) ou encore ἰσοτελής (isotélès). Ce dernier terme démontre la volonté d’obtenir une égalité en termes de statut juridique face aux citoyens athéniens.
B. L’étranger, “presque citoyen” ou “contre-citoyen” ?
Après avoir fait un point définitionnel plus que nécessaire, Romain Guicharrousse a ensuite voulu passer en revue les différentes interprétations relatives au statut d’étranger à Athènes et il en a tiré ainsi trois idées majeures.
La première manière de penser l’étranger à Athènes est de suivre l’interprétation de Ulrich von Wilamowitz, c’est-à-dire de considérer les étrangers comme des Quasi-Bürger (presque citoyens) en se fondant sur le fait que les étrangers à Athènes sont majoritairement Grecs, ont les mêmes croyances que les citoyens.
Le contrepied de cette interprétation relève du chercheur David Whitehead, qui considère les étrangers à Athènes comme des anticitizens ou contre-citoyens en tant qu’ils ne possèdent aucun droit de vote ni d’occuper une magistrature et qu’ils sont exclus de la vie civique athénienne.
La dernière interprétation est celle de Michel Clerc, qui considère plutôt l’étranger comme un Homo œconomicus en partant du principe que les étrangers étaient des individus venus à Athènes pour commercer ou produire.
C. Changer d’échelle : les étrangers à l’échelle infra-civique
Romain Guicharrousse nous a alors proposé de changer d’échelle afin de comprendre le rôle réel des étrangers à Athènes et de saisir leur agentivité propre, pour reprendre un terme issu de la micro-histoire. Cette échelle qui permet, selon lui, d’approcher au plus près de l’intensité des interactions sociales et de saisir le lien social unissant les étrangers.
Il utilise pour cela surtout une source épigraphique du IVe siècles av. J.-C. à savoir un relief votif attique dédié par des blanchisseurs et des lavandières de l’Ilissos.

Ce relief, retrouvé dans un temple, représente des blanchisseurs et lavandières en train d’honorer des Nymphes. M. Guicharrousse a alors montré que la présence de ce relief dans un temple nous donne des informations capitales en tant que son installation a nécessité l’accord de la prêtresse, une commande financée par le collectif des travailleur.euse.s suite à la constatation collective d’un vœu qui aurait été réalisé par le collectif des blanchisseurs et lavandières étrangères, comme peuvent l’attester certains noms absents de l’onomastique classique d’Athènes comme Ζώκυπρος (Zokypros) ou Zωαγόρας (Zôagoras).
Il a également pris l’exemple des bendideia ou fêtes religieuses publiques organisées par les étrangers venant de Thrace au Pirée en l’honneur de Bendis.

L’existence de ces fêtes démontre qu’il existait des communautés religieuses, ou orgéons, responsables de l’organisation des festivités organisées avec l’amont la cité. Ces fêtes mentionnées chez Platon, d’ampleur importante, ont alors nécessité toute une organisation législative et financière.
Ainsi, ce que nous révèle M. Guicharrousse est que si le statut de métèque ou de citoyen prime à l’échelle de la cité, c’est plutôt l’activité professionnelle ou les croyances qui semblent déterminantes dans l’agentivité et la visibilité des étrangers à Athènes du Ve au IIIe siècles av. J.-C., au détriment des critères de genre, d’origine ou de statut.
II. L’empreinte spatiale des étrangers à Athènes du Ve au IIIe siècles av. J.-C : entre accommodation et distinction.
A. Approche géographique
M. Guicharrousse soulève ainsi un point central dans son étude ; en effet, ce n’est pas tant le statut, métèque ou citoyen, distinction proprement juridique, qui détermine l’inscription dans l’espace de la cité et dans la cité elle-même, mais bien le niveau de richesse des individus. Ainsi, soumet-il une question simple : quelles manifestations de la présence des métèques peut-on observer dans l’espace civique athénien ? En d’autres termes, le métèque est-il en mesure de créer et de s’approprier un espace qui, in fine, pourra recouvrir différents aspects de sa double identité ?
Aussi, rappelle-t-il qu’à l’exception de rares privilèges les métèques ne peuvent disposer d’une terre en leur nom et ainsi d’accéder à la propriété. Pourtant, nous avons à notre disposition de nombreuses stèles attribuées à des métèques, ce qui soulève une interrogation : comment ont-ils pu s’insérer dans un espace qui ne leur appartenait pas ? En effet, les instances de la cité excluent les métèques des espaces politiques tels que la Pnyx, et leur refuse tout droit de participation ou de propriété. Il leur fallait alors trouver d’autres biais d’insertion dans l’espace civique ; une quête à la croisée de l’accommodation à des codes proprement athéniens et de la distinction.
Ainsi, M. Guicharrousse prend pour exemple les enclos funéraires des Héracléotes, famille métèque, faisant face à celui de l’Athénien Koroibos.

On constate une appropriation des codes iconographiques, ainsi que l’usage de matériaux et de dimensions similaires. Selon le chercheur, une imitation rendue possible par les moyens financiers de cette famille qui tend à reproduire les mœurs et usages athéniens dans le but de s’intégrer. En outre, il s’agit là d’une pratique destinée à rendre visible, par les pratiquants de l’espace, les stèles des métèques.
Dès lors, surgit également la question de l’insertion dans le paysage mémoriel de l’espace de la cité. Les métèques relativement aisés – il parle d’une « bourgeoisie » – cherchent à s’octroyer une place, sur le modèle somptuaire athénien, dans les emplacements spatiaux de la mémoire commune, propre à la cité qui les accueille. L’approche géographique souligne ainsi la manière dont un changement d’échelle – passer du politico-juridique à « l’infra-civisme » – peut expliquer comment un groupe exclu prend sa place dans une cité et un paysage social.
B. Un répertoire d’actions pour s’approprier l’espace : une démarche sociologique
Pour M. Guicharrousse, ce changement d’échelle est une démarche nécessaire pour la compréhension de ces « répertoires d’actions » à la portée d’un groupe social étranger à la cité afin de prendre place dans celle-ci.
Aussi, cite-t-il l’exemple du tumulus de Dorkas de Sinope, un métèque, placé dans l’enclos funéraires des citoyennes Démétria et Pamphilé.

Un acte symbolique de réappropriation d’un espace de la cité, aux côtés de citoyennes, pour capter à son profit un paysage mémoriel ancien et ainsi se forger une légitimité à être présent et à se manifester dans l’espace commun de la cité. C’est là un outil de ce « répertoire d’actions » à comprendre comme un processus par lequel un individu et son groupe prennent leur place dans l’espace et donc dans la société.
Bien sûr, il faut y voir un moyen détourné, presque un palliatif à un déficit de reconnaissance civique, juridique et politique que le chercheur recense sur la période des IVe et IIIe siècle av. n. è.
Ainsi, M. Guicharrousse montre comment un changement d’échelle et de perspective lui permet de nuancer une vision trop rigide de l’exclusion des métèques au sein de la cité. En se focalisant sur une échelle « infra-civique », il remarque que ce groupe social est en mesure de prendre une place dans l’espace et donc la société athénienne.
III. Discussion
La séance poursuit alors avec un moment de discussion et de questionnement animé par Madalina Dana autour de la méthode et des enjeux autour de la question de la visibilité de la présence d’étrangers à Athènes entre le Ve et le IIIe siècles av. J.-C.
M. Dana : Pensez-vous que la méthode que vous avez utilisée peut être exportée à d’autres régions ?
R. Guicharrousse : Absolument. Lucie Buchère, doctorante de l’ENS de Lyon, a réalisé un travail similaire à Délos et est arrivée à une conclusion similaire. Il faut cependant être prudent dans la mesure où, d’une région à l’autre, nous ne disposons pas des mêmes sources comme l’a très justement rappelé Werner Landecker. Mais si les sources sont similaires et que la transposition des concepts est possible, alors les mêmes concepts sont applicables.
M. Dana : Les étrangers à Athènes se fondent-ils vraiment dans le paysage ? Je veux dire que ces derniers peuvent peut-être vouloir opter pour des stratégies de distinction plutôt que d’intégration pour conserver une identité spécifique.
R. Guicharrousse : Tout-à-fait, nous avons retrouvé des stèles funéraires à Athènes d’étrangers provenant de la Mer Noire puisque l’absence d’iconographie, pourtant présente à Athènes, laisse à penser que ce sont des stèles d’étrangers. Les Phéniciens également sont assez reconnaissables dans l’espace en tant que les stèles comportent à la fois des inscriptions en grec, et des inscriptions en langue et alphabet phéniciens. De manière plus générale, ce sont les noms ne faisant pas partie de l’onomastique athénienne qui sont les plus révélateurs.
M. Dana : Mais y avait-il alors des discriminations visant les étrangers particulièrement perpétrées par des Athéniens ? Si vous avez traité la question du point de vue de l’association d’étrangers à des citoyens, on peut avoir une vision moins irénique de la question et considérer l’existence de conflits entre étrangers et citoyens.
R. Guicharrousse : C’est la raison pour laquelle mon étude se borne au IIIe siècle av. J.-C. puisqu’après 301 av. J.-C. on observe un durcissement de la loi vis-à-vis des métèques. En effet, cette loi interdit à ces derniers d’investir l’espace public par des dédicaces ou des stèles. Cependant, dans les bornes chronologiques que j’étudie, on a aussi des exemples de réactions athéniennes vis-à-vis d’étrangers. Je peux mentionner l’occupation d’un temple de Poséidon par des Phéniciens qui ont été expulsés par les Athéniens.
Quelques références bibliographiques :
- Baslez Marie-Françoise, L’étranger dans la Grèce antique, Paris, 1984.
- Clerc Michel, Les Métèques athéniens. Étude sur la condition légale…, Paris, 1893.
- Ismard Paulin, La cité des réseaux. Athènes et ses associations. VIe-Ier siècle av. J.-C., Paris, 2010.
- Guicharrousse Romain, Athènes en partage. Les étrangers au sein de la cité (Ve-IIIe siècles avant notre ère), Paris, 2022.
- Landecker Werner, « Types of Integration and Their Measurement », American Journal of Sociology, 56-4, 1950, p. 332-340.
- Lefebvre Henri, La production de l’espace, Paris, 1974.
- Mansouri Saber, Athènes vue par ses métèques (Ve-IVe siècle av. J.-C.), Paris, 2010.
- Whitehead David, The ideology of the Athenian Metic, Cambridge, 1977.
- Wijma Sara, Embracing the Immigrant : the Participation of Metics in Athenian Polis Religion (5th-4th century BC), Stuttgart, 2014.
- Wilamowitz U. von, « Demotika der Attischen Metoeken », Hermes, 22, 1887, p. 107-128 (I) et 211-259 (II).